Cul-de-sac à Paspébiac
Un jour, Paspébiac est devenue une petite ville. Avant, c’était un grand village. Dans ce village, depuis le début des années soixante, il y avait une plage qu’on appelait communément Plage à Norbert. Les gens qui la fréquentaient arrêtaient au Restaurant Chez Norbert, situé juste au coin sud-ouest de la rue Chapados, pour se garnir de choses à manger et à boire à la plage. Ensuite, ils descendaient la côte jusqu'au bout de cette rue. Dans ce temps-là, ce bout de rue était un gentil chemin tout en courbes avec de petits arbres fruitiers qui le longeaient.
Dans ce temps-là, la plage possédait sur son site des balançoires pour les enfants, des bâtiments pour les besoins intimes, par exemple, pour changer ses vêtements, et des stationnements. Une cantine peut-être, arrivée plus tard. C’était une plage ouverte à tous depuis longtemps, depuis la nuit des temps. C’était le bon temps !
Quand le restaurant a fermé, environ une douzaine d’années plus tard, il n’y avait plus d’activités sur cette plage. Les diverses constructions se sont mises à se détériorer, suivant le sort de l’ancien petit quai sur pilotis. Les gens se sont mis à ne plus venir comme avant.
La plage perdait son âme humaine, sa joie de vivre. Elle s’est adaptée. Elle est redevenue naturelle et sauvage. Avec ses algues, ses vagues, ses marées bien à elle. Contente de voir apparaître de temps en temps quelques âmes humaines, joyeuses ou en peine.
Puis un jour est apparu un long quai de grosses roches, au bout de la rue Chapados. Pourquoi, pour quelle utilité, pour qui au juste. Peut-être à cause de la falaise du côté est, où la plage se limitait. Peut-être pour faire plaisir aux intérêts de quelques personnes. Peut-être. Qui sait.
Alors la plus belle partie de la plage, celle du côté ouest du quai, au bout de la rue Chapados, devait encore changer et s’adapter à son nouvel environnement, à cet envahisseur qui agissait contre sa nature.
La mer de la baie des Chaleurs, mère naturelle de cette plage, s’est alors mise à prendre la relève, en grugeant les terrains du bord de la plage, ceux au plus près du fameux quai. La marée s’est mise à monter plus haut et à descendre plus bas.
La marée montante brisait les terrains des personnes, diminuait l'espace de la plage, alors que la descendante la rendait plus belle, de plus en plus belle. Plus grande et sableuse, de plus en plus grande et sableuse. Tellement plus belle, grande et sableuse que les méduses viennent choir sur elle au soleil. Et peut-être même y mourir avant d’être récupérées par la marée haute de la baie des Chaleurs, de la mère veilleuse de la plage.
Pendant ce temps-là, le côté est de la Plage à Norbert, protégé par le long quai de grosses roches et peut-être par quelques intérêts personnels, prenait de la hauteur de terrain, éloignant ainsi la haute marée du bord des terrains des propriétaires de ce côté.
Depuis des années, les visiteurs de la plage s’étaient mis à y stationner leurs véhicules, sans aucune restriction. Or, vendredi dernier, le nouvel acheteur de cette partie de terrain de la plage, en sa possession depuis le mois de mai, semble t-il, a installé des poteaux, une corde et des pancartes qui en interdisent l’accès.
Paf ! Un coup de poing solide dans la gueule de tous les Paspéyas ! Il y en a qui le ressentent moins fort, bien sûr, ou pas du tout car ils sont insensibles. Il y en a qui se sont fait casser quelque chose de précieux, il y en a d'autres qui saignent et d'autres qui gueulent. Il y en a même qui s'en « câlissent » tout simplement !
Paspébiac était un village, un village grand. Il est devenu une ville, une ville petite. Et comme toutes les villes qui se respectent, grandes ou petites, sans tenir compte des besoins et des espoirs de ses citoyens et concitoyens, elle semble abuser de ses pouvoirs. Elle semble encore mieux les négliger. Elle semble commettre des flagrants délits par abus et par omission.
Je dis bien: elle semble. Réalité ou fiction ?
© Lucie Delarosbil, 2015